Extrait de l’ouvrage collectif du Cercle du Leadership “Le temps dans tous ses etats”
Par :
Anne-Laure Pams, Directrice de la Practice Leadership Development
Emmanuelle Farand, Directrice Marketing et Communication
Henri Vidalinc, Président
« La plus coûteuse des dépenses est la perte du temps. »
Théophraste
Le rythme d’action, et avec lui la notion de temps, n’a jamais été autant d’actualité.
La toute récente crise due au coronavirus a mis à l’arrêt nos entreprises, nos économies, des pays entiers… et beaucoup de dirigeants ont comme brutalement redécouvert cette ressource rare qu’est le temps. Vous savez, celle qui leur fait toujours cruellement défaut ; celle qui, sans cesse, semble freiner leurs actions ou rythmes d’action.
Dans cette période de ralentissement – voire d’interruption d’activité pour certains –, des plages de temps libres sont apparues parce que souvent imposées, et de nombreux dirigeants ont enfin pu prendre ou reprendre le temps, redéfinir leur rythme d’action, et parfois « ne rien faire » pour mieux prendre le temps de la réflexion et de la stratégie.
D’autres au contraire, et c’est ce que l’on appelle le « biais d’action (1)», ont redoublé d’efforts dans l’action, craignant de ne rien faire ou de ne pas savoir comment occuper leur temps.
Le temps n’existe pas
C’est récemment, à l’occasion d’une mission de coaching de Stéphane, directeur de business unit d’une société de conseil, que j’ai pu à nouveau observer combien la notion de temps était prégnante et fatalement centrale pour les dirigeants.
Lors de l’entretien de clôture du coaching qui réunissait Stéphane, le directeur général de la société et moi-même, Stéphane s’est vu sensibilisé par son dirigeant sur la nécessité pour lui de trouver du temps pour ses collaborateurs. Ce temps que Stéphane ne donnait sans doute pas assez et qu’il devait pourtant leur laisser lui voler. Se posait ainsi la nuance entre la présence et la disponibilité.
En effet, pour son dirigeant, « le temps n’existe pas en soi » ; il est une donnée élastique. Car, même s’il n’en avait jamais assez, en tant que dirigeant et manager, il se devait de le trouver pour lui, mais aussi pour ses équipes, le créer en quelque sorte, et ce quelles que soient les contraintes.
À vrai dire, cette réflexion m’a beaucoup marquée par la conscience du temps qui en émane, mais aussi pour cette incarnation du leadership altruiste qui partage son temps pour mieux le multiplier, pour soi et pour les équipes…
La marge de manœuvre du dirigeant va ainsi résider dans sa capacité à agir sur l’appréciation du temps, ou plutôt des temps, car nous verrons qu’il en existe plusieurs…
Qualifier le temps
Pour savoir où l’on peut le créer, ce temps, il faut d’abord l’identifier et le qualifier. Ne pas avoir conscience de la qualité du temps qui passe et de l’occupation de son temps enferme dans cette sensation de ne pas en avoir assez, de courir après, d’en être prisonnier. Connaître ce temps, en comprendre les différentes natures, à l’inverse, permet d’agir, de décider, de maîtriser ses temps d’action et son rythme d’action, qu’il soit précoce, stable ou à échéance.
Car la manière de gérer son temps et de l’organiser diffère selon les individus et leur personnalité.
Pour comprendre la notion de rythme d’action, remontons dans le temps, au début des années 1920, pour nous intéresser aux travaux de Carl Jung, fondateur de la psychologie analytique. Selon ses observations, il existe trois familles de comportements (2) (appelées « dimensions ») relatives à :
– source et orientation de l’énergie : (I) Introversion – (E) Extraversion ;
– recueil et traitement de l’information : (S) Sensation – (N) Intuition ;
– prise de décision : (T) Pensée – (F) Sentiment.
Chacune est construite sur le modèle des opposés psychologiques et chaque polarité correspond à une préférence. Ces attitudes ne sont pas le fruit du hasard, mais la conséquence de préférences naturelles ou spontanées dont nous sommes tous dotés dès la naissance. Ces familles mettent ainsi en lumière l’un des travaux majeurs de Jung sur le distinguo entre l’inné et l’acquis. C’est sur la base de cette typologie des personnalités qu’ont travaillé Isabel Briggs Myers et Katherine Cook Briggs (3) quelques décennies plus tard, en la complétant d’une nouvelle dimension, qui nous intéresse ici particulièrement : l’organisation de l’espace-temps. Et avec elle, deux préférences : « Jugement » et « Perception ».
Dans la préférence « Jugement » (J), de façon innée, les personnes vont préférer des environnements qui vont leur permettre d’être performantes dans la planification, l’anticipation, le contrôle et l’occupation organisée et réfléchie du temps (avec du séquençage). Elles vont être dans un rythme d’action précoce. Elles vont avoir besoin de structurer leur temps avant de passer à l’action. Un dirigeant « J » se reconnaîtra, par exemple, à son agenda extrêmement bien tenu, à ses rituels, etc. Il s’épanouira par ailleurs dans des secteurs, comme la défense, l’aérospatiale ou l’énergie, où les temps de production et d’innovation ainsi que les cycles produits sont plus longs.
Les personnes de préférence « Perception » (P) sont, au contraire, des personnes qui vont avoir besoin de spontanéité, de flexibilité, avec une occupation souple de leur temps, pour pouvoir être dans l’action. Elles auront tendance à laisser les options ouvertes aussi longtemps qu’il est raisonnable de le faire. Leur performance s’exprime dans le manque de temps, dans la mise sous pression, activant ainsi une fonction créative. Un dirigeant « P » aura une appétence pour les environnements où les temps sont courts, voire très courts, mouvants, où il faut agir dans l’urgence, dans les contextes de crise par exemple, ou dans des univers tech/start-up. Ces personnes vont alors être dans un rythme d’action à échéance.
Cultiver son rythme opposé
Dans le monde de l’entreprise, où tout va de plus en plus vite, la performance s’exprimera pleinement chez le type « P », le leader de réaction, de l’action immédiate, là où le « J », le leader d’anticipation, sera plus dans l’inconfort, voire déstabilisé. Sa capacité d’action pourrait alors en être affectée.
Nous serions tentés de verser alors dans le champ du déterminisme et de la fatalité. Or, quand on revient sur le terrain jungien, et en se basant sur la loi de polarité des types psychologiques, le niveau de développement personnel d’une personne, et a fortiori d’un dirigeant, s’apprécie justement à sa capacité à aller régulièrement emprunter des comportements dans la préférence opposée quand il est opportun de le faire.
Il est à noter cependant que, pour Jung, adopter en permanence des comportements de la préférence opposée impose une surconsommation d’énergie, car cela n’est pas naturel et demande donc plus d’efforts. Allez donc demander à un droitier de ne se servir que de sa main gauche !
Si l’on pousse le raisonnement plus loin, être contraint d’être en permanence dans la préférence opposée met l’individu sous tension jusqu’à le faire craquer… C’est ce qui explique les burn-out, par exemple, notamment chez les profils rationnels dans un environnement très changeant. À l’inverse, un individu « P », forcé d’évoluer dans un environnement trop lent, se sentira contraint, s’ennuiera et perdra en capacité d’action. Dans les deux cas, la structuration du temps devient une contrainte, une souffrance, avec un vrai risque psychologique, voire psychiatrique.
Naviguer entre sa préférence innée et sa préférence opposée, et savoir doser les efforts à fournir pour adopter le rythme d’action adéquat (« stable »), n’est pas donné à tout le monde. Il faut avoir réussi à développer plusieurs de ses intelligences : personnelle, émotionnelle et situationnelle, avec, en tout premier lieu, une conscience de soi, de ses limites et une profonde humilité, mais aussi l’intelligence d’avoir choisi le bon environnement pour évoluer ou encore d’avoir su s’entourer de personnes de confiance ou tout simplement « temporellement » compatibles.
Ce qui fait qu’un leader est un « grand » leader, c’est justement qu’il a atteint un niveau de développement personnel tel qu’il peut, quelle que soit sa préférence innée, opter pour le comportement le plus opportun. Celui-là même qui lui permettra d’agir avec le rythme adapté.
(1). Le biais d’action : travaux de Daniel Kahneman et d’Amos Tversky sur l’économie comportementale. Le biais d’action est un biais cognitif qui pousse à privilégier l’action, parfois sans analyse préalable, même si c’est contre-productif : « Même si je ne sais pas quoi faire, je dois agir. »
(2). C.G. Jung, Les Types psychologiques [1921], Georg Éditeur, 1997.
(3). À l’origine de la création de l’instrument MBTI®, l’outil psychométrique de référence.
“Le temps dans tous ses états” de Raphaëlle Laubie publié aux Editions Eyrolles, disponible ici.